Ce texte était supposé être le début d’un roman qui visait à jouer avec la définition de la conscience. Le roman étant plus ou moins à l’abandon pour les prochaines années, j’ai sauvé la prose lyrique qui décrit la réincarnation et était supposée être un prologue. Celle-ci est fortement inspirée de “La Nuit des Temps” de N. Mailer.
– Maender

Des bribes de pensées qui s’évadent et se perdent, des résidus de forces farouches, voilà de quoi bruisse mon âme. Un long chuchotement étreint mon être, et se perd en longueur. Je ne vois rien, rien que la pâleur d’un dernier coucher de soleil avant que l’univers sombre dans la torpeur. Je ne sais plus qui je fus. Quelque chose approche. Un écho retentit au loin, à peine perceptible sur le feu de l’horizon, comme une barque solaire qui s’étiole, brûle, et disparaît. La fournaise m’attend.

 

La souffrance charpente-t-elle l’univers ? Ne suis-je qu’un nœud dans la discorde, étiré à n’en plus finir, éparpillé aux quatre coins du monde ? Qu’un amas sans lien ni attache autre que le passé, et le futur ? N’ai-je pas été, oui, dans cet écho, l’ombre d’un millier de vies, et ces vies ne se sont-elles pas enfuies dans le chaos, brûlant tout sur leur passage ?

La présence derrière les présences, voilà cette âme récolée qui est mienne, la mémoire ancestrale des mythes et des légendes, où les mensonges côtoient les vérités comme la roche enferme l’or. Si je dois aujourd’hui exprimer l’humanité, sans doute la concentrerais-je en une source et une rumeur, bénie à la sueur des fronts et à la rudesse des mains, maudite par l’oubli et l’égo, à la fois une et multiple, brutale et innocente, douceâtre et acide, figure de ténèbres et de lumières, l’Homme, l’aïeul, l’espoir.

Je déferle telle une marée de feu, m’idolâtre et m’assassine. Dans la chaleur, un long sentier se dessine, disparaissant derrière quelques monts lointains, où j’irai me perdre. À chaque virage la haine m’éprend et disparaît sous la soif d’un amour insatiable, et tout vibre chaque instant comme la fin d’une existence et le début d’une autre, au rythme des fracas et des chants, formant une clameur sourde et continue où la discorde est reine. J’ai la chair d’un enfant, la moiteur de ses mains, la faiblesse de ses muscles. Je joue et je deviens. Je crois à ce que j’invente avec la plus grande des ferveurs. Je suis vêtu de blanc, mais l’ombre me fait plus noir que la suie. J’ai des extrémités vierges et douces, et par bribes me vient comme la réminiscence des travaux à venir.

Il y a ici des tentes, des champs et des immeubles, des villes, des continents épris de lèpre, des planètes entières qui s’entrechoquent et se brisent dans des gerbes de sang, entre foudre et pluie, haine et amour, victoire et fuite.

 

Tout devient noir. Ne reviendra-t-il jamais de vie pour éclairer les ombres des temps passés ? Silencieusement, je tâte mes organes. Le battement de milliards dans ma poitrine, l’alcool d’autant à mon côté, la détresse de millions dans mes viscères ; le courage qui empli mes poumons, une marée montante comme monte une montagne. J’en suis l’origine et le fruit.

Il faut voir en moi un commencement. Suis-je fragment ? Non. J’existe à part et pourtant, je suis également une étape, un projet. Un tout. Qui existe solitairement, et solidairement, soumis à l’unité et à l’ensemble.

Apprenez l’ensemble. Il est mon but, ma mort, et ma naissance.

Bien. Criez, tempêtez ces phrases comme le mordant du sable et les battements de la roche, comme l’aurait fait les grands dragons au temps des forêts et des steppes ; hurlez plus fort que la chair sur le feu et chantez avec plus de zèle que l’espoir qui s’incarne. Nous franchissons des milliers de siècles et l’air est fait d’autant de rasoirs déchirant les fragments de mon âme, qui se perdent dans les âges et les lieux, s’étiolent, flambent, disparaissent. Nos entrailles sont secouées de soubresautes et y passe la nourriture de myriades, laissant derrière-nous comme une trace obscure. Nous ne sommes plus rien, un nœud dans la tempête, une éclosion de présences, un noyau sans cocon ni substance.

Le feu s’arrête, et nous rampons, perdus dans nos cavités exacerbées, au milieu de nos viscères brûlées, dans nos veines emplies de feu. Et soudain le calme apparaît.

C’est une paix noire avec un bourdonnement lointain qui navre et humilie, l’écho de notre âme perdue, écartelées dans les âges, les espoirs et les rêves. L’indignation monte en nous, l’arrogance d’une conscience qui scrute de haut. Et les hauteurs chutent.

Vous et moi ne sommes plus qu’un. Nous avons de nouveau une âme, et un fragment de cet être qui fut moi.

Un fragment de chair fait de roche et de feu – un corps.