Cela ronflait à tout rompre dans la chambre du comte. Ni le soleil de midi filtrant par l’embrasure des lourds rideaux brodés, ni la fumée s’élevant de trois bougies en fin de vie ne semblaient gêner le dormeur qui, sur un rebondissement plus joyeux qu’un autre dans le rêve qu’il était en train de faire, lâchait un grognement de contentement.

En bas de l’escalier, devant le gros pendule du vestibule, Anne Stuart rongeait son frein depuis dix heures du matin déjà, quand agacée de ne pouvoir rester allongée pour ses méditations matinales elle avait dû tant bien que mal descendre dans le gigantesque salon lourdement décoré par son aïeul Charles V, qui après s’être fait emprisonné en 1745 avait été assigné à domicile et s’était découvert un talent de décorateur et de brasseur hors pair.

Un soupir de contentement plus bruyant que les autres lui parvint depuis la porte entrouverte de la chambre du comte, et elle ne put contenir davantage son agacement cyclopéen.

― Charles, Charles! Lève-toi sur-le-champ! hurla-t-elle en montant quatre à quatre les escaliers menant à l’étage supérieur, trébuchant presque dans les plis de sa lourde robe.

Elle s’engouffra comme un ouragan dans la chambre, claqua la porte avec force, et voyant que son effort avait été vain, entreprit d’ouvrir en grand les rideaux, puis les fenêtres pour laisser l’air froid de ce beau matin d’hiver glacer doucement le ventre à l’air de son neveux, contre l’oreille duquel elle finit par claquer des doigts.

Ce dernier sursauta et la regarda d’un œil encore ivre.

―Qu’est-ce que tu lui as fait, à cette pauvre Margaret? s’écria Anne en levant les bras en un signe d’impuissance. Tu lui as encore fait le coup des orties ? Pour une fois que tu rencontres une fille de bonne famille, tu aurais pu proprement lui faire la cour et éviter le scandale que ton entrejambe engendre à chacune de tes prouesses!

Les lèvres sèches de Charles remuèrent et, ayant retrouvé sa langue engourdie, il se fatigua d’un petit :

―Bonjour, ma tante. Vous m’aviez manqué aussi.

Anne serra les points et voulut faire mine d’étrangler son neveux, mais finit par se résigner et sortit de la chambre avec le même entrain qu’elle y était entrée. Charles et elle savaient que si leur rapport de force avait été inversé, le comte de Traquair serait mort une bonne dizaine de fois déjà.

Charles s’habilla mollement en se remémorant les moments clés de la soirée. Cette Margaret avait été très charmante. Il avait presque hésité à mettre pour une fois de côté son traditionnel message d’adieu, mais le sens du devoir induit par sa réputation l’avait finalement emporté.

Une fois le visage débarbouillé, il descendit aux cuisines et se fit servir un bon petit déjeuner constitué de deux saucisses de porc, du boudin noir, d’un œuf au plat et de lard grillé. Comme a son habitude, il demanda a être servi sur la table des cuisines, en face du fourneau brulant dont il préférait la chaleur quotidienne à celle d’aucune femme. Mal à l’aise, la vielle cuisinière épluchait dans l’ombre du mur une montagne de patates pour le repas du soir.

― Betty ! Veux-tu m’apporter le coulis de groseilles?

La vieille s’exécuta, et lorsqu’elle tendit le pot à Charles celui-ci lui caressa délibérément les doigts, qu’elle retira presque avec dégout. Charles éclata de rire.

― Allons, Betty! Tu es bien trop âgée pour moi, tu ne risques pas de te retrouver avec des orties sous les draps, toi!

― Tout de même, monsieur. Votre tante est furax depuis ce matin, vous auriez dû la voir. Elle était dans tous ses états, la pauvre. Ne pouviez-vous pas faire une exception pour une fois?

― Bien difficilement, tu sais ce que c’est! Pour des gens comme moi, ce genre de choses forme un code d’honneur!

Betty soupira. Elle savait bien qu’Anne essayait de marier Charles depuis des années, mais que celui-ci, bien qu’ayant eu de multiples amantes – elle se surprit subitement à ne plus se rappeler le compte exact – était plus attaché à sa brasserie et à ses plantations d’orties qui semaient le désordre dans les jardins du domaine qu’à aucune descendance potentielle. Peut-être d’ailleurs était-ce mieux ainsi, tant on pouvait douter qu’un tel père puisse avoir une progéniture valable.

― Et la dernière, c’était quand déjà? Elle était belle celle-là, elle vous aimait ! S’écria la vieille.

― Je sais. Camille, la petite moitié-française, fille de ce juge de Glasgow?

― Non, pas celle-là! Auriez-vous déjà oublié?

― Ah, Hellen? Je me rappelle bien d’Hellen. J’avais un peu trop bu pour elle, j’en ai bien peur. Mais même avec la gueule de bois, je n’ai pas oublié le bouquet!

― Elle criait dans toute l’écurie lorsqu’elle est finalement sortie par le chemin secret que vos aïeux ont mis en place pour les prêtres! J’ai peur qu’elle ne veuille plus toucher un seul homme.

― Mais non, voyons. Je ne serai que son souvenir le plus… piquant!

Charles s’esclaffa. Il avait commencé cette coutume des orties lorsque sa tante avait invité la famille Swanson au complet pour un weekend de chasse. Sa tante essayait par tous les moyens de le marier, de faire en sorte qu’il ait une descendance pour assurer la pérennité de la lignée des comtes de Traquair. Il avait bien aimé, au début, subir ses efforts redoublés, mais avait vite fini par s’en irriter et par se mettre à contrarier Anne en dormant avec toutes les filles du comté.

― Betty ! Une fois que vous aurez cinq minutes, pourriez-vous aller me chercher une de ces cuvées spéciales que j’ai demandé à mes brasseurs de mettre à la réserve pour mon usage personnel?

La vieille femme écarquilla les yeux.

― Ne savez-vous pas monsieur?

Charles s’arrêta de manger et releva la tête. Le rictus d’horreur figé de la cuisinière ne pouvait vouloir dire qu’une seule chose.

― Ne me dîtes pas qu’elle a recommencé, Betty!

― Ils sont tous partis hier soir, alors que vous étiez à cette fête! Je croyais que vous aviez fini par donner votre accord à Madame Anne!

― Grand dieu, jamais! lança Charles, maintenant parfaitement réveillé.

Ce n’était pas la première fois que sa tante essayait de vendre la brasserie familiale, fondée par un de ses illustres ancêtres.

Le jeune homme se leva d’un bon, monta dans sa chambre chercher son pardessus et descendit quatre à quatre aux écuries.

Il ne lui fallut que peu de temps pour se rendre au village tout proche et pour retrouver ses brasseurs au troquet du coin à boire leur propre bière. Ils avaient convenu d’un endroit précis pour se retrouver si Anne avait soudainement l’envie de les foutre à la porte.

― Ce n’est pas une vie, ça, Charles! Le soir elle nous prive de notre travail, le lendemain tu nous le rends! C’est comme ça trois fois par an! S’écria l’un d’entre eux.

― Je sais, Miller! À moi aussi elle me rend la vie impossible. Mais la rondeur en bouche de votre bière, ce gout si épicé qui pince presque la langue vaut tous les troubles de la terre!

Ils retournèrent tous ensemble au domaine et Charles veilla à ce qu’ils fussent réinstallés dans les appartements de l’aile ouest, sous laquelle la brasserie était située. Il rentra ensuite et se fit servir à manger par Betty, car son escapade matinale lui avait donné une grande faim, et parce que comme tout gentleman, il ne pouvait concevoir de partir en guerre le ventre vide.

― Ma chère tante Anne! s’écria-t-il une fois de retour dans le grand salon de renaissance écossaise où il devait livrer bataille. Une fois de plus vous avez essayé de me débarrasser de ce qui fait la grandeur de Traquair aujourd’hui! N’entendez-vous rien au renom national que la brasserie nous offre?

― Je ne vois là que débauche, Charles. Que débauche. Votre mère ne m’a pas demandée de faire de vous une souillure, mais un homme digne de ses ancêtres!

― Mais c’est justement en faisant de la bière et en continuant ce que Charles, mon aïeul, a bâti de ses mains que je compte y arriver! Anne, ne voyez vous pas que les temps ont changé? Qu’il n’y a plus besoin de se révolter contre William d’Orange pour être un grand homme, que les blessures au tranchant de l’épée ne valent aujourd’hui guère plus qu’un ventre rempli de houblon? Ce cher Charles l’avait compris quand, en 1745, il a fondé cette belle entreprise qui fait aujourd’hui le renom de notre comté. C’était un visionnaire – certes a-t-il été forcé de se cantonner au domaine après avoir été dénoncé comme Jacobite, mais tout de même!

Charles laissa planer un peu le silence, et devant le regard perplexe de sa tante, laissa échapper:

― Ne voyez-vous pas que je veux, moi aussi, à ma manière, devenir un grand homme?

Et sur ce il ouvrit la bouteille qu’il cachait dans son dos et la tendit à sa tante.

―Allons, on ne peut détester pareille richesse de caractère!

Anne regarda la bouteille avec un soupir. Si une chose avait survécu aux sursauts des générations des comtes, c’était bien leur caractère!