― Ach, Nein ! Pas encore ! Jura Frère Tobias en voyant les derniers pans de toiture s’embraser.

Ses congénères d’église et lui avaient été réveillés en sursaut par un grand fracas et avaient dû sortir en précipitation du monastère malgré la froideur de ce printemps de l’an 1096.  Les quarante moines en sous-vêtements regardaient, la mine grave, partir en fumée ce qui restait du monastère de Weihenstephan, déjà tant éprouvé par un précédent feu l’automne passé. L’incendie semblait une constante en Bavière : le monastère de Weihenstephan n’était pas le seul a avoir été ravagé. Il y avait eu la brasserie de Kohl à Munich, ainsi que la petite abbaye de St-Sebastien au sud de Gisling, quelques mois plus tôt.

― Bon, on va se recoucher ? Ironisa Frère Matthias.

― Très drôle, répondit froidement Tobias. Et dire qu’on n’a même pas eu le temps de prendre la moindre guenille ! Ni de sauver le moindre cru de cet année !

― Ça rajoutera à la légende, ajouta Frère Uri en baillant. Avec le temps, on a l’habitude. Comme le disait l’Abbé Arnold, notre père fondateur et brasseur bien aimé: Si le verre adéquat tu n’as pas, mauvais goût ta bière aura !

― Quoi ? s’exclamèrent les deux autres.

Uri venait de la Prusse orientale et avait amené avec lui ses coutumes. Sa nonchalance agaçait tous les moines à l’exception de Frère Paul. Mais Tobias et Matthias savaient que Paul aurait pu sympathiser avec le bourreau de la ville après s’être fait couper les deux mains. Faute de pouvoir tenir une chope, ils auraient sans doute ouvert un tonneau !

― C’est quand même bizarre ! S’exclama Matthias. Depuis qu’Arnold a signé le traité autorisant notre monastère à produire officiellement de la bière il y a une trentaine d’années, nous avons pulvérisé les records de destruction par le feu. Dieu aurait-il un penchant pour l’immolation ?

― Assez ! S’écria froidement Frère Tobias, la mine sombre. Là vous blasphémez !

Le moine était plus vieux que ses congénères et avait personnellement connu l’Abbé Arnold avant que celui-ci ne trépasse, les lèvres encore humides de la dernière trouvaille du monastère : la Infinum, issue d’une macération à basse température et d’une garde prolongée. Il aimait d’habitude s’en venter, mais depuis que les établissements religieux produisant de la bière dans la région semblaient flamber comme des bûches de cheminée, il valait mieux se méfier avant de mentionner que le monastère avait tenu secret son brassage des années durant – presque un siècle – entre les deux accréditations officielles qui lui avaient été fournies. À Weihenstephan, cela faisait quatre cents ans que l’on produisait et que l’on buvait en toute impunité.

― On ne peut rester là. Allons à l’hôtel de ville ! S’écria Tobias.

Les moines s’ébrouèrent, peu réjouis à l’idée d’une marche dans la nuit glacée. Il y avait bien une demi lieue séparant le monastère de la ville.

Tobias prit la tête de la procession. La forêt était sombre et calme, encore ensommeillée par l’hiver. Le ciel était voilé mais le monastère en feu éclairait leur chemin, comme un signe néfaste de Satan. La route était plutôt directe au-travers des bois et des champs, aussi n’eurent-ils pas de problème pour se retrouver devant les premières habitations aux lumières éteintes. Il était encore tôt – ou tard – et Tobias espérait que le maire soit encore éveillé et puisse trouver une manière de les loger, faute de quoi ils risquaient tous de geler sur place. Freising était une petite ville, ayant reçu quelques décennies auparavant seulement le titre de cité de la part de l’empereur Otto III. Son maire, Monsieur Ariaen Schnöblick, était un vieux compagnon de route de Frère Tobias et de l’Abbé Arnold. Il leur avait sauvé la mise plus d’une fois lors des derniers incendies, en les faisant loger dans la cathédrale de la ville.

Les moines arrivèrent enfin devant la place du village. Tobias s’avança et toqua à la porte d’un geste solennel.

― Au nom de notre église bien aimée, ouvrez ! Le monastère de Weihenstephan vient vous demander de l’aide.

Un lourd silence s’installa durant de longues secondes. Tobias hésita à réitérer son appel au risque de réveiller tout le quartier, mais, voulant que le moins de personne possible puisse voir l’accoutrement des moines à cette heure avancée, il se retint.

Il y eut finalement un chuintement et un juron presque imperceptibles dans la grande bâtisse, puis un volet du deuxième étage s’ouvrit. La tête ensommeillée d’un vieil homme aux traits humbles et aux cheveux gris en sortit. Ses yeux pourtant qu’entrouverts s’écarquillèrent en voyant  les moines sur la place.

― Ahahahahahaha ! Brigitte, vient voir ça !

L’homme disparut à l’intérieur de l’hôtel une fois de plus. Tobias se mordit la lèvre inférieur et ferma les yeux. Il s’attendait à ce que les minutes à venir soient particulièrement humiliantes. Ariaen avait été et était toujours d’une grande aide pour l’Église, mais il avait pris avec l’âge une tendance disproportionnée au rire. Il était évident que quarante moines grelottant en sous-vêtements devant ses portes à une ou deux heures du matin avait quelque chose d’hilarant – et Tobias ne pouvait totalement affirmer le contraire.

La tête d’une jeune femme sortit de l’embrasure, et esquissa un bref sourire avant de rentrer se cacher dans la noirceur de la maison. Ariaen reparut.

― Eh, Tobias ! C’est quoi qui brûle, la-bas ? s’exclama-t-il en montrant du doigt le monastère en feu sur la colline, sourire au lèvre. L’un d’entre vous a encore joué avec une bougie au milieu des draperies ? Bon sang, ça va faire, quoi… Cinq fois maintenant que quelque chose prend feu cette année non loin de Freising ! Un jour, ce sera la ville entière !

― C’est une tragédie, une grande tragédie, confirma Frère Tobias.

― En plus nous n’avons pas pu sauver la moindre flasque. Nous ne pourront honorer les commandes que vous nous avez passées, renchérit Matthias.

Tobias étouffa un juron et se signa.

― Cela veut dire… Pas de bière cette année ? Demanda prudemment le maire, les sourcils froncés. C’est catastrophique, tout bonnement catastrophique…

Il lui fallut quelques instants pour encaisser la nouvelle. Le monastère fournissait la ville en bière depuis qu’il avait reçu une accréditation officielle. Les autres brasseries étaient tout bonnement trop loin. Que le monastère ait brûlé avec toutes ses réserves ne pouvait signifier qu’une chose pour la petite ville de Bavière : une année rationnée. Un véritable scandale !

― Je suppose que vous voulez loger quelque part en attendant que l’on trouve une solution, reprit Ariaen.

― Dieu vous en serait fortement reconnaissant, effectivement. Il vous en récompensera sans doute chaleureusement. Nous ne pouvons malheureusement le faire nous-même.

― Bien. Allez donc loger dans la cathédrale. Les pierres sont froides mais vous avez sans doute assez de bougies là-dedans pour vous réchauffer.

Le maire prit un air méditatif.

― À vrai dire, je préférerais que vous épargniez les bouges pour l’instant. Un établissement qui flambe entre vos mains pendant la nuit, c’est déjà bien assez !

Tobias laissa échapper un soupir d’agacement. Peut-être l’histoire racontera-t-elle l’acharnement des moines à reconstruire encore et encore le monastère, mais à titre posthume uniquement. Pour les habitants de Freising, ils seraient à jamais des garnements en bure jouant avec le feu. Et lui leur roi en sous-vêtements.

La grand-rue était encore endormie et les échoppes venaient d’ouvrir. Matthias, Paul, Uri et Tobias pressaient le pas pour ne pas attraper froid, ayant déjà assez souffert la nuit précédente. La cathédrale n’avait en toute logique pas de cheminée et les maigres couvertures que le gardien leur avait passé n’avaient pas vraiment suffis à les réchauffer.

Ils se rendaient de bonne heure voir le maître bâtisseur de la ville, qui était par chance l’un des meilleurs de la région. De plus ce dernier connaissait bien le monastère : il y avait effectué plus d’une fois des travaux de maintenance, et avait organisé les réparations nécessaires quelques mois auparavant après le petit feu qui avait touché l’aile ouest. Malheureusement le travail à fournir était cette fois-ci d’une toute autre ampleur.

Tobias appréhendait la rencontre malgré lui. Il savait les fonds du monastère amoindris par les dernières réparations et l’impôt qu’il avait eu à payer que peu de temps auparavant. La majorité du revenu des moines venait des grandes terres arables qu’ils possédaient et louaient, mais une part substantielle provenait également de leur commerce de bière. Ayant perdu leurs instruments ainsi que les dernières cuvées lors du tragique incident de la nuit, il ne leur restait aucun espoir de ce côté-là.

Ils arrivèrent au croisement d’une ruelle marchande et de l’axe principal de la ville, et entrèrent dans une grande maison d’architecture bavaroise. Un jeune apprenti les reçut et les fit attendre. Le bâtisseur ne tarda pas à faire son apparition en haut de l’escalier menant à l’étage. Il venait visiblement de se lever et n’avait pas dû se coucher très tôt, au vu de sa mine de lendemain et les traits fatigués de son visage.

― Ellias, je t’avais dit de ne faire entrer personne avant que je me sois débarbouillé ! S’écria-t-il d’un air indigné.

Il descendit les marches et les moines purent voir qu’il ne portait que son caleçon. Il écarquilla les yeux en les reconnaissant.

― Matthias ! Tobias ! Une réparation à faire au monastère, je présume ? S’enquit-il en baillant. Sa voix cependant laissait transparaître ses soupçons. Si les moines étaient venus si tôt, contrairement à leur habitude, il devait se passer quelque chose de grave.

― Vous n’êtes pas au courant…? Laissa échapper Paul d’une voix étranglée.

Tobias voulut prendre la parole, mais le maître bâtisseur leva un doigt, intimant le moine au silence. Il jeta un regard interrogateur à tous, puis sortit dans la rue sans prendre la peine de s’habiller davantage. Les Frères se tournèrent vers la fenêtre. On l’apercevait dans la rue, l’air hagard, regarder en direction de la colline du monastère. Il se passa la main sur le visage, visiblement consterné. Une fois de retour à l’intérieur, il laissa échapper un long soupir.

― Vous n’avez pas manqué votre coup ! Ça fume encore.

― Nous ne savons pas ce qui a déclenché l’incendie, répliqua Frère Tobias, ayant enfin réuni ses esprits.

― Oui. De toutes les manières, si c’était l’un d’entre vous, vous ne nous le diriez pas. Le feriez vous ?

Les moines ne répondirent pas. Tobias détourna le regard et porta son attention sur l’apprenti. Le jeune assistant était visiblement gêné et ne savait trop où se mettre. On voyait à ses yeux qu’il hésitait.

― Le problème, mes chers Frères, c’est que je suis bien occupé. Je suis sur un chantier important et je ne peux pas me permettre de le laisser tomber pour m’occuper de vos ruines. Et d’ailleurs, il faudra sans doute tout recommencer de zéro. Cela va prendre des mois.

― Tant que ça ? lâcha Uri. Il était jusqu’alors resté en retrait par rapport aux autres. S’il n’avait que peu laissé paraître son abattement, le nouvelle du bâtisseur le heurtait de plein fouet.

― Ben oui, tant que ça ! S’écria ce dernier. Vous croyez quoi ? Que je peux briser mes contrats comme ça – il claqua des doigts – sous prétexte que vos saintetés requièrent les talents d’un maître bâtisseur reconnu ?

― Mais… Laissa échapper Uri d’un air plus choqué encore.

Le silence qui suivit permit au jeune apprenti de surmonter sa timidité.

― Maître Uri, vous ne me reconnaissez pas …?

Il laissa sa phrase en suspend. Le moine le dévisagea un instant, et leva un sourcil.

― Non, vraiment pas, siffla-t-il d’une voix dénuée d’émotion. ― Il se retourna vers Tobias. ― Si monsieur le bâtisseur en a terminé avec nous, je propose que nous retournions vers nos Frères.

Tobias  regarda le maître.

― Vous ne pouvez vraiment pas laisser vos travaux en cours pour venir nous donner un coup de main ?

― Non, malheureusement. Le comte m’a demandé d’accélérer la construction de la tour ouest de son château. Monseigneur a l’envie de participer à la prochaine expédition sainte en Lituanie pour christianiser un peu ces fous et veut absolument que sa tour soit finie avant l’été. Il a annoncé fièrement à toute sa cour qu’il manque pour l’instant une protubérance masculine à son cher domaine, mais que celle-ci sera bientôt érigée.

― Je vois. Tout dans la finesse ! Comme toujours.

― Monsieur est un viril, que voulez-vous ! Sur ce, j’ai besoin de me débarbouiller ― Il regarda les moines à tour de rôle ―  Je ne peux rien pour vous.

Il prit congé et remonta à l’étage. On l’entendit toutefois distinctement dire à celle qui était dans son lit que la bande d’illuminés sympathiques de la colline avait encore voulu se prendre pour des lumières, paroles que Tobias se jura de lui faire un jour payer. Les moines sortirent, à l’exception de ce dernier. Il attendit d’être seul avec l’apprenti.

― D’où connais-tu Frère Uri ? S’enquit-il.

Un chuchotement d’appréhension parcourut l’assemblée des moines. Ils étaient tous réunis dans la cathédrale et avaient une fois de plus écouté Tobias leur faire le récit de sa rencontre. Aucun n’était visiblement enchanté par l’idée de leur chef : se rendre à Munich pour recruter un bon bâtisseur – pas trop cher tout de même – et lui offrir le logis le temps des travaux. Les moines s’étaient quant à eux arrangés avec le prêtre d’une vieille église de la ville pour y loger le temps de la reconstruction. L’édifice n’était plus en service depuis quelques années car toute une partie du toit risquait de s’écrouler et ne retenait plus l’eau de pluie. L’autre partie était en revanche encore dans un état acceptable. Ce serait dur, mais vivable.

Matthias frappa des mains pour faire taire les chuchotements qui emplissaient l’assistance.

― Frère Tobias a encore une annonce à faire.

Il céda la place à son aîné.

― Nous n’avons pas éclairci le mystère de l’incendie. Je veux que nous fassions toute la lumière sur cette affaire.

Un murmure d’approbation parcourut l’assemblée.

― D’après ce que nous avons pu observer de la propagation du feu, l’incendie s’est déclaré dans l’aile ouest, comme la dernière fois. Il a cette fois gagné l’intégralité de la toiture en un temps record. Quelqu’un aurait-il une idée à ce sujet?

― J’ai vu Paul se lever pour vaquer à je ne sais quelle affaire ! S’écria un jeune novice. Plusieurs opinèrent. Tout le monde savait que Paul n’y voyait rien et n’avait pas plus la main dans sa poche pour boire un coup que les pieds d’un chat pour aller au petit coin la nuit.

Tobias se tourna vers le Frère.

― Qu’en est-il, Paul ? As-tu vu quelque chose d’anormal en sortant te promener ? Mais surtout, que faisais-tu à une heure si avancée ?

Le moine ouvrait de grands yeux surpris, comme s’il ne savait trop ce qu’on lui demandait.

― Je suis allé pisser sous les étoiles, si c’est ce que vous voulez savoir ! Mes reins me font un mal de chien et le froid me calme !

Certains étouffèrent un rire ou un sourire. Lorsque Paul parlait de ses organes – surtout de son foie – il avait d’ordinaire droit à des plaisanteries de la part de ses camarades. Il était de notoriété publique que chez lui tout se déglinguait depuis des années, force de boisson et de temps passé dans les vapeurs d’alcool.

― Et n’as-tu rien vu d’anormal ?

― Non, non… Enfin…

― Oui ? Insista Tobias, ayant la conviction que Paul n’avait rien fait de mal.

― Ça dépend ce que vous nommez anormal !

Beaucoup levèrent les yeux au ciel. Matthias eut de la peine à se contenir.

― As-tu croisé quelqu’un qui ne voulait pas être vu, as-tu vu une ombre, entendu des pas ? Quoi que ce soit, gros benêt !

Piqué au vif, le moine s’offusqua.

― Non rien, je le jure devant Dieu. Je n’ai fait que croiser Frère Uri qui retournait se coucher !

Un lourd silence s’abattit sur l’assemblée. La plupart n’avait pas encore pris conscience des conséquences de ce qu’il venait de dire, mais il était en revanche clair pour tous que Paul n’avait une fois de plus rien compris à l’affaire. Tobias fut le premier à chercher Uri des yeux parmi les moines. Il avait quitté l’assistance. Puis son attention fut captée par quelqu’un qui s’agitait sur le balcon intérieur de la cathédrale. Là, le regard sombre, Uri les contemplait. Il avait l’air triste et dépité.

― Je suis là ! S’écria-t-il.

― Pourquoi es-tu monté là-haut ? S’enquit Matthias.

― Oh, tu sais, je suis agoraphobe. Je ne supporte pas le contact d’un grand groupe – c’est pour ça, entre autres, que je me suis fait moine !

Tous savaient que c’était vrai et hochèrent la tête d’un air entendu. Si le comportement d’Uri était suspect – pour une raison que Tobias ignorait, bien qu’il eut ses idées -, il avait une bonne explication. Uri était le fils d’un marchand d’étoffes qui faisait autrefois toutes les foires de Bavière. Le petit avait pris en grippe les nuées de clients qui assaillaient toute sa famille. Ce d’autant plus depuis qu’un jour, sur la paille, son père avait essayé de le vendre lui.

― Uri, que faisais-tu le soir de l’incendie à te balader la nuit ?

― J’ai fait une insomnie. Je suis allé prier.

― Il avait une chandelle à la main ! S’écria Paul, ayant enfin compris le motif de la discussion. Aucun ne releva cependant sa remarque – il faisait nuit noire lorsque l’incendie s’était déclaré, il était donc évident que n’importe quelle personne sensée devait s’être munie d’une source de lumière.

Tobias essaya de sonder le regard du prussien. Il y avait chez Uri une sorte de lumière qu’il n’avait pas vue jusqu’alors et qu’il n’arrivait pas à identifier. Il se demanda un instant si c’était de la culpabilité.

― J’ai une autre question à te poser, cher Frère, s’écria-t-il. Ce jeune apprenti t’a reconnu lorsque l’on est allé chez le bâtisseur. Pourquoi ?

― Il m’aura sans doute vu lors d’un culte, maugréa l’intéressé.

― J’ai une autre hypothèse. Il y a deux mois, notre maître architecte avait besoin de maçons pour participer à la construction de la tour du comte. Il a donc envoyé son apprenti, Ellias, à Gisling pour recruter quelques ouvriers. C’est là-bas qu’il t’a vu, d’après ce qu’il m’a raconté.

Le moine savoura le silence laissé par sa révélation. Tous ses congénères étaient pendus à ses lèvres.

― À cette époque, nous t’avions chargé d’une mission : tu devais te rendre à Munich pour rencontrer l’évêque et discuter avec lui d’un possible financement pour la rénovation de l’aqueduc du monastère. Que faisais-tu à Grisling ?

Uri haussa les épaules et refusa de répondre. Après quelques instants, Matthias laissa échapper un hoquet de surprise.

― Mais… N’est-ce pas exactement à cette date que la petite abbaye de St-Sebastien a brûlé ?

― Oui, affirma Tobias en un souffle. Il n’avait pas relevé ce détail. Deux incendies déclenchés en ta présence, c’est suspect !

Uri ne fit d’abord rien, mais on le voyait encore plus dépité. Il finit par prendre la parole, tout en reculant imperceptiblement vers la porte du balcon:

― St-Sebastien nous faisait de la concurrence ! Ils avaient lancé une nouvelle brasserie !

Les paroles lui avaient échappé, le trahissant. Il franchit la porte en un instant et l’on entendit ses pas descendre quatre à quatre l’escalier. Une fois sorti de la cage en colimaçon,  le moine prit ses jambes à son cou en direction de la grande porte de la cathédrale.

―Suivez-le ! S’écria Tobias, plus alerte que ses camarades, en se jetant à la poursuite du moine.

Ils gravirent la colline menant aux ruines du monastère. Uri leur donnait du fil à retordre : de par sa forte constitution, il courait vite. Matthias avait abandonné la poursuite depuis longtemps, mais Tobias suivait tant bien que mal, avec les novices qui, plus jeunes, avaient gardé la forme.

Ils arrivèrent aux ruines fumantes alors que le soleil de printemps commençait à disparaître à l’horizon, baignant les amas de pierres et les pans de mur effondrés d’une lueur rouge sang. Le monastère, mise à part quelques grandes façades encore debout, était méconnaissable. Uri se jeta là où était autrefois le long couloir menant à l’aile ouest, plus proche de la forêt, puis se vit pris au piège entre deux pans de murs et les restes affaissés de l’étage. Il se retourna pour chercher une quelconque issue, mais malheureusement les premiers novices bloquaient déjà l’entrée. Ils furent rejoints par Tobias alors que Uri commençait témérairement à escalader l’un des murs.

― Arrête ! Tu vas tout faire s’écrouler et te tuer, malheureux !

― Ce que j’ai fait, c’était pour la gloire d’Arnold et du monastère tout entier !

― Tu appelles mettre le feu à ta propre demeure un acte de foi ? Martela Tobias.

― Oui ! Je voulais que le prestige de notre monastère soit plus grand encore. Qu’il traverse les siècles, et que l’on parle de nos bières jusqu’aux confins de l’Europe ! C’est pour ça que j’ai brûlé St-Sebastien ! Et les multiples incendies de notre monastère rajouteront un jour à la légende !

― Peut-être un jour ! Mais voulais-tu nous condamner a être la risée de la ville jusqu’à ce que nous soyons tous morts et enterrés, et que d’autres prennent notre place ?

Tobias marqua une pause, l’air songeur. Uri s’était hissé à quelques mètres du sol, et semblait chercher une issue dans la paroi.

― Est-ce toi également qui a déclenché le petit feu, l’automne passé ?

― Non. C’était Paul. Il était allé se promener et avait laissé la porte ouverte. Le vent avait fait tomber des braises sur le tapis. Mais c’est lui qui m’a donné l’idée. Sauf que le foin brûle mieux que la laine ! Fichtre !

Une grosse pierre s’abattit du mur, manquant d’assommer un novice, qui recula précipitamment, heurtant Tobias. Celui-ci, déséquilibré, tomba à la renverse, sur les pieds de Paul, surgissant des ruines. Le nouvel arrivant, déstabilisé, fut projeté contre le mur. Ce dernier oscilla. Les pans qui d’habitude le retenaient s’étaient tous écroulés et le mortier était fragilisé par le feu. Puis, dans un fracas monumental et un nuage de poussière noire, il s’effondra. Tobias et les novices eurent juste le temps de battre en retraite.

Lorsque la confusion se fut dissipée, on ne retrouva plus aucune trace d’Uri. Le moine semblait s’être volatilisé. Paul, quant à lui, avait les bras coincés sous de larges pierres. Il fallut s’y mettre à plusieurs pour l’extraire, tant l’homme hurlait comme un beau diable.

Quelques soixante ans plus tard commençait la reconstruction de la cathédrale. Celle-ci avait à son tour brûlé. Comme unique témoin de la scène était un vieux moine du nom de Paul, le bras gauche sectionné à mi-hauteur. Il était resté longtemps au monastère avant de venir s’occuper de la cathédrale. Le maire ne fit pas grand cas de ses explications. Ce dernier semblait divaguer et était connu pour être grand buveur. Tout le monde était d’ailleurs surpris qu’il ait pu atteindre un âge si avancé.

Paul s’en retourna au monastère, dont les nouveaux bâtiments étaient plus splendides que ce qu’ils avaient été au temps de Tobias. La brasserie allait bon train et Paul put finir ses jours choyé et béni par ses congénères. Il savait raconter l’histoire d’Uri escaladant les murs branlants des ruines et disparaissant comme par magie dans la poussière avec un humour redoutable. Il lui arrivait également de raconter l’histoire d’un prêtre manchot ayant voulu allumer une boite entière de cierges pour commémorer les quarante ans du grand incendie qui avait ravagé Weihenstephan, et s’était malencontreusement emmêlé les pinceaux, mettant le feu aux plus beaux tableaux de l’église où il se trouvait.

Mais personne ne portait attention à cette histoire-là.