Il venait de loin. Il était connu pour être un grand prêcheur sur son île du nord, depuis les forêts du Muster aux prairies de l’Uster. Il avait converti le roi Máenach mac Fíngin au christianisme et avait participé avec ses pairs de l’Église à la marginalisation des croyances celtes. Mais si aujourd’hui il ne portait pas sa robe, n’avait pas sa croix autour du cou ni son allure humble et reposée, c’était parce qu’il sortait d’une taverne de la Belgique franque, était soul comme un pot et avait le ventre plein de petits faisans longuement mijotés qu’il s’était copieusement enfilé sous les regards médusés des clients et du tavernier, qui n’avait jamais vu un homme dépenser autant d’argent en un repas et s’était dit qu’il devait peut-être aller ouvrir un établissement de l’autre côté de la Manche.
Le cheval sous lui peinait. C’était une monture jaunie par l’âge et tachetée de points blancs et noirs tels les signes d’une perpétuelle maladie. Il renâclait à chaque pas comme si c’était le dernier.
― Allons, Basilleux! Un peu de nerf, vieille souche! Nous touchons au but! Bientôt nous serons arrivés dans cette bonne vieille clairière que Dieu m’a donné de voir en rêve!
Le cheval tendit l’oreille et s’ébroua, manquant de désarçonner son cavalier un peu bancal.
― Hola, doucement, biquette! Un peu plus et tu vas me faire perdre tout ce que j’ai ingurgité de si bonne humeur!
Le moine prit un air méditatif. Il se rendait compte n’avoir, depuis une dizaine de jours, progressé que par sauts de puce sur le chemin qu’il s’était fixé, et qu’il avait plus d’une fois déjà parlé à son cheval de cette clairière qui lui était apparue lors d’une révélation, alors qu’il se reposait sous les chênes du jardin de sa grande abbaye de Cork en sirotant une chope de bonne année. Peut-être s’était-il un peu perdu en chemin, à force de s’arrêter dans toutes les brasseries et tavernes qu’il rencontrait. Lors de son pèlerinage divin vers cette clairière où il fondrait la plus grande abbaye du monde, il s’était fixé pour objectif de déguster chaque production locale, et de méticuleusement inscrire dans un calepin une note sur sa qualité. Malheureusement, il ne s’en rendait compte que maintenant, il avait oublié le bouquin deux jours auparavant.
― Bah, qu’importe, Basilleux! Rien de ce que j’ai goûté ne valait la sueur, le sang et le houblon de notre bonne vieille île. Et j’avais de toute façon un peu débordé des lignes, après m’être enfilé tous ces litres!
Il donna un petit coup de talon à son destrier. Piqué, ce dernier s’engagea dans un galop qui manqua une fois de plus de mettre son maître à bas. Le cheval s’arrêta cependant en tendant l’oreille. On entendait une mélodie sifflée venir de la forêt et s’approcher. Sans doute s’agissait-il d’un promeneur en quête de champignons, mais le moine préféra ne pas prendre de risque, et dégaina la petite épée qu’il portait à son côté.
― Qui va là! s’enquit-il d’un air solennel.
Le sifflement s’arrêta un instant. Émergèrent d’un petit sentier que le religieux n’avait pas aperçu trois jeunes hommes, qui lui lancèrent un sourire.
― Ah, bougres! s’écria le moine. Vous ici? Vous traversiez donc aussi cette bonne vieille forêt charbonnière?
― Et que oui, sacrebleu, Monsieur Feuillien! répondit l’un des trois gaillards d’une voix nasillarde. Nous aussi avons fini notre bonne picole.
Feuillien rangea sa lame. Il avait reconnu les trois jeunes gens avec qui il avait festoyé à la taverne qu’il venait de quitter. Ceux-ci fêtaient semblait-il l’obtention d’un butin conséquent que devait leur remettre un messager italien s’étant quelque peu égaré sur le chemin de Bruxelles. Feuillien avait trouvé l’histoire un peu bizarre mais ne s’en était pas formalisé.
― Bien le rebonjour, monseigneur l’évêque! fit un autre, plus grand que le précédent, d’une voix gutturale et bête.
― Je ne suis pas évêque, répondit le moine avec un sourire. Je ne pourrais pas, je bois trop!
Il éclata d’un rire grave et gras, et les trois compères le suivirent dans son élan de bonne humeur, heureux de pouvoir continuer leur discussion d’alors.
― Il va sans dire, continua le plus grand des trois, que je ne m’adressais à vous qu’avec la plus grande politesse et ne voulais en aucun cas vous manquer de respect. Cher monsieur, vous qui avez parcouru plus de lieues que nous tous réunis lors de nos misérables vies, vous qui avez pu côtoyer les plus grandes seigneuries et damoiselles de ce monde, vous qui avez pu toucher les jambes dénudées de la belle sainte de Cork – milles excuses – pourriez-vous dans votre―
― Oh, Bernard, j’en ai marre!
Le plus petit des deux, celui avec une voix nasillarde, regardait son congénère d’un œil mauvais.
― Tu nous fais perdre notre temps avec tes circonvolutions oratoires. Viens-en au fait, saligaud!
― J’y arrivais, Arthur! Voilà – il se retourna vers le moine – qu’avez vous pensé de nos bonnes vieilles bières d’ici bas?
Feuillien prit un air méditatif, comme si se souvenir de tout ce qu’il avait bu lors des mois précédents requérait un effort. Il n’avait qu’une trop claire opinion des bières du continent et se demanda un instant s’il devait jouer carte franche.
― Mon brave Bernard, quand bien même vous avez sur vos terres des diversités tout à fait remarquables, je dois vous avouez ne pas avoir trouvé boisson pour égailler mes papilles comme il le faudrait. Celles-ci, voyez-vous, sont formées à la grande école des abbayes irlandaises et n’ont que peu l’habitude de goûter des boissons rappeuses comme le sel de la mer ou juteuses comme du jus d’orange mal fermenté.
Le troisième des gaillards qui le regardait ouvrit un bouche édentée qui laissa pendre son bout de langue coupé sur ses gencives noires. Les deux autres avaient les sourcils froncés et semblaient songeurs.
― Cela veut-il dire….. Que vous n’avez pas aimé? demanda Arthur, d’un ton soupçonneux.
― Eh bien, hum. Pour parler franchement, mon palais n’est pas assez rude pour vos goûts!
Bernard regarda Arthur.
― Cela veut dire qu’il n’aime pas?
Avec un soupir et un regard noir à Feuillen, Arthur donna une gifle à Bernard, ce qui fit grandement rire celui avec la langue coupée.
― Oui, imbécile! Il n’aime pas nos bières ! Il dit que c’est de la merde!
― Je n’irais pas jusque là, le coupa Feuillien, mais je suis ici car dans un de mes rêves Dieu m’est apparu et m’a dit de venir sur le vieux continent pour fonder la plus grande abbaye du monde. Et tenez vous bien, il m’a précisé que ce ne serait pas seulement pour répandre Son amour et Sa foi, mais bel et bien pour créer l’une des plus grandes brasseries de ces forêts. Vous n’aurez donc bientôt plus à boire la pisse de vos ancêtres – je vous apporterai de quoi rire de bon cœur, mes amis!
L’air sincère et amical du moine ne semblait pas avoir convaincu les trois gaillards. Après avoir quitté la taverne, ceux-ci s’étaient concertés et avaient décidé ne pas détrousser Feuillien si celui-ci croisait une fois de plus leur route, en l’honneur de ce qu’ils avaient bu ensembles. Ils ne s’attendaient pas à le voir en rentrant dans leur cabane forestière, repus et les poches bien remplies de l’or italien qu’ils avaient dérobé au messager égaré qui était passé près de chez eux. Bernard affichait toujours un regard incrédule, mais Arthur semblait plus décidé et celui qui n’avait pas de langue avait pris une pose plutôt féroce.
― Les gars, j’ai à vous parler! s’écria Arthur avec un regard mauvais à Feuillien. Vous, ne bougez pas d’ici, nous avons affaire avec vous.
Les trois jeunes gens s’écartèrent un peu et eurent une discussion animée. Feuillien se contenta de flatter l’encolure de sa monture. Lorsqu’ils revinrent, Bernard voulut parler, mais Arthur fut le plus rapide :
― Monsieur le moine, vous allez devoir nous présenter des excuses, faute de quoi nous allons j’en ai peur prendre des mesures face à votre insolence. Il est hors de question que l’on critique les bières des Francs Saliens d’une manière aussi outrageante!
À ces paroles le muet dégaina un poignard court, une lueur sauvage dans les yeux. Les trois voleurs ne rigolaient plus. Dans son état d’ébriété avancé, Feuillien ne ressentit aucun danger à la vue de la lame.
― Allons, mes enfants! s’écria-t-il. Je suis venu vous apporter mon savoir faire! Je ne peux mentir : votre piquette est bonne pour graisser les roues des charrettes, mais ce n’est pas vous que j’insulte. Si vous persistez dans vos envies belliqueuses, je me dois de vous rappeler que je suis à cheval, et que vous êtes à pied!
― Monsieur, on n’insulte pas le savoir faire local! s’écria Arthur piteusement.
― Bien! Sur ce, je prends congé de vous!
Le moine éperonna son vieux cheval, qui se cabra et partit au galop. Surpris par l’ardeur de son cavalier, la pauvre bête ne vit pas le tronc d’arbre qu’elle percuta, et Feuillien encore moins la branche qu’il se ramassa en pleine face. Il y eu un bruit sec, un petit cris de surprise, puis le moine tomba à la renverse, la nuque brisée.
― Sacrebleu, il a dû se faire mal! s’écria Bernard.
― Il est mort, stupide! renchérit Arthur.
Les trois jeunes hommes se précipitèrent et commencèrent à fouiller les possessions du moine. Ils trouvèrent une bourse bien remplie qu’Arthur empocha sans broncher. De son côté celui qui n’avait pas de langue décida au final d’utiliser son poignard déjà sorti et de trancher la gorge de Feuillien.
― Pourquoi? s’étonna Bernard. Il était déjà mort!
Le dernier haussa les épaules et sourit.
― Espèce de brute sanguinaire!
Bernard se pencha sur une sacoche qui n’avait jusqu’alors pas été explorée, et découvrit quelques lettres, une recette de bière et un plan menant à un emplacement précis, quelque part dans une clairière de la grande forêt.
― Lâche ça! lança Arthur. C’est ses fichus plans pour fonder une abbaye. On s’en fout!
― Brute sans cœur! Il avait une noble idée. Je me demande bien ce que peuvent valoir ces bières irlandaises.
― Et bien, vas-y, bougre! Si tu l’aimais tant ce Feuillien, va donc fonder son abbaye et brasser sa bière!
Qui se doutait alors que, Bernard, ayant dans sa simplicité d’esprit pris les paroles de son congénère au pied de la lettre, serait l’un des fondateurs de la célèbre brasserie de Saint Feuillien, en hommage à ce moine venu prêcher l’Évangile sur le continent? L’avenir se décide parfois au fond d’une chope…
Elle est nouvelle et rafraîchissante !
Trêve d’histoire revisitée. Vous désirez sans doute la goûter à larges lampées. Venez la boire à Satellite ! C’est la bière du mois.
Comments by Mathieu Maender