Cité vorace et étrangère, fourmilière de compétences, buveuse d’espoirs et de rêves, muraille de bras et de jambes, de têtes et de sexes. Dans l’ombre de ses ruelles vous trouverez les plus galeuses des coquilles, recroquevillées sur les plus grandes des perles. Dans les quartiers aseptisés des nouvelles habitations, il y a les médecins de l’âme et les théoriciens de l’ignorance. Fouillez dans les décombres des égouts pour trouver les déchets des rêves: les seringues utilisées, les vieux dépliants, les médailles enfouies sous la crasse et la vase, les photos des femmes et des amantes, les préservatifs des adultères, la pisse, la merde, le sperme d’une continuation vivante; ce sont, quelque part, les pages d’un livre de chair. Dans l’air, l’odeur nauséabonde de la pollution : les mégots des vieux fumeurs aux moteurs biaisés, les gommes à peine mastiquées des névrosés. Il y a le goût de la sueur sur les peaux gélatineuses des travailleurs enfermés, des rats de la finance, des requins des lois. Dans les usines et sur les sièges, les ongles, les restes de repas, les cheveux, les poils des informaticiens, des traders, des techniciens, incrustés sous les claviers et dans la poussières des ordinateurs. Au-dessous de la stratosphère planent les pensées corrompues, les espoirs avortés du plus inavouable. Dans le ciel de cette ville, les avions laissent leurs traînées entre les frustrations des habitants. Jamais le soleil n’éclaire : il y a trop de vieux désirs inassouvis.
Et en bas : la police fait ses offices, toute puissante, corrompue, mêlant les trafiques aux lois, le proxénétisme à la défense de la bonne famille. Il n’y a pas de criminalité, pas de justice, qu’une sorte de marasme diffus, désorganisé, un chaos sans précédent d’où naissent par intermittence des structures, des ordres éphémères qui finissent écroulés sous les déments qui s’y accrochent. Dans le bas quartier, les illuminés de tous bords viennent prêcher leurs paroles et leurs actes de foi. Leurs révélations ne font pas l’unanimité et sous les avis divergeant naissent les batailles religieuses les plus sanglantes du siècle. C’est dans la basse ville qu’à lieu l’épuration de la société. Les corps sont livrés à la rivière, qui les avale et les recrache sur les berges.
Dans cette cohue moribonde, il est toujours possible de croiser l’espoir. Avec l’adrénaline et les stéroïdes, c’est l’espoir le plus grand vecteur de vie. Je l’ai connu, je l’ai admiré passer devant moi, me prendre dans la traînée de sa comète, m’éloigner ne serait-ce que pour mieux m’entraîner. J’ai connu un nombre impossible d’objets pulsionnels « petits A » dans l’espoir de retrouver le bonheur du ventre maternel et la chaleur de l’insouciance.
Je l’attends dans une chambre lugubre d’une rue lugubre.
Elle.
Celle qui m’a fait quitter la comète depuis quelques temps.
Dans le muscle de la ville, je suis un étudiant difficile. Un rebelle qui n’a pas toujours traîné avec des gens biens, un anticonformiste qui ne se sent proche de personne et encore moins de lui-même. D’un extrême, je passe à l’autre. C’est ainsi que je suis fait. On me l’a déjà fait remarquer. Il m’arrive des jours de venir en cours le sourire aux lèvres, le mot pour rire. Et d’être aussi cassant que la cendre le lendemain. Ce n’est pas que je n’ai pas essayé de me mêler, d’approcher et d’apprendre de ceux que je côtoie. J’ai même essayé d’aimer. Mais j’ai appris à mes dépends que l’on n’est à jamais seul. On naît seul. On meurt seul. On pense seul – et rien ni personne d’autre que nous-même n’a le droit de nous juger.
Je n’ai pas de morale. Que le principe d’être victorieux. Et cet univers que je vois noir et sombre, manichéen au possible, que je dépeins pour vous.
Je m’allume une cigarette dans l’ombre. Je suis caché de la porte et de la fenêtre. Lorsqu’elle rentrera, elle ne me verra pas, elle ne fera que sentir ma sueur et ma clope.
Au début, je pensais que fumer était mal pour le coeur et les poumons, comme ils nous rabâchent les oreilles sur les publicités. Puis j’ai compris que la route, l’alcool, le travail, le stress, l’amour avaient davantage de chance de me tuer qu’une simple cigarette, et qu’à défaut de mourir d’une chose inattendue, un cancer, je l’aurais au moins voulu.
Des bruits de pas se font entendre dans l’escalier. Elle approche. Il n’y a qu’elle à habiter à cet étage. Sa chambre est située dans un ancien immeuble à l’architecture digne du bloc de l’est, avec son béton gris et carré, ses murs épais, les traces de balles qui figurent sur sa façade et la taille minuscule des fenêtres barrées. La clé tourne dans le serrure. Elle a de la peine à débloquer la porte, comme d’habitude. Le mécanisme va dur et empire à chaque fois qu’on le force.
Il n’y a dans la chambre que la lumière de son bureau, le néon qui fait office d’éclairage central n’ayant pas été remplacé depuis sa défection un an plus tôt. Ainsi elle entre sans me voir, mais l’odeur de ma transpiration la met en éveille. Elle allume la lumière et me découvre.
Je suis avachi sur son fauteuil, à torse nu, une flasque de vodka à la main, les cheveux en bataille. J’ai le poing américain dans la poche, au cas où elle se serait ramenée avec l’autre connard qui me la vole, et je sais qu’elle le voit.
― Allez, ferme la porte !
Elle s’exécute sans un mot et ouvre les stores, les mains tremblantes.
― Mes félicitations. Il baise bien au moins ?
Elle ne répond pas, mais je sens sa gêne et je devine déjà les larmes dans ses yeux. Elle porte la mini-jupe que je préfère, la seule qu’elle ait qui soit en cuir noir, tressée sur le côté. Ça lui donne un aspect rebelle qui ne cadre pas du tout avec ses études de droit. Au fond d’elle, sait-elle où en est la corruption des institutions ? Peut-être se prépare-t-elle déjà pour son avenir.
― Élise, tu sais comment je fonctionne. En cet instant je te hais. Je suis incapable de te faire du mal, mais je te hais du fond de mon coeur, même si pas plus tard que hier, je t’aimais.
Elle murmure quelque chose.
― Pardon ?
― Va-t-en, s’il te plaît, répète-t-elle doucement.
Hors de question que je foute le camp. Pas sans l’avoir entendue pleurer. C’est une salope, je suis un salop. Que les choses soient claires.
― Non ma belle, pas comme ça. Pas tout de suite.
― On n’est pas obligé de s’infliger ça, tu sais.
― Je sais, mais j’en ai envie. Pour finir cette histoire correctement.
Je tire sur ma clope. Elle lisse sa frange le long de son front. J’ai toujours aimé ses cheveux de jais. Mais elle a eu la mauvaise idée de se les teinter en violet. C’est la mode dans la rue.
― Je suis désolée que ce soit si dur pour toi et…
― De ça, je m’en fou. Je veux juste que tu me racontes, pour être au courant de tout. Ensuite je me barre et on ne se recroise plus.
Elle hésite, puis s’assoit sur le bord du lit.
― Comment s’appelle-t-il ? Je lui demande.
― Martin. Mais Natem, je…
― chut ! Crache le morceau.
― Hier soir, il y avait cette fête à la faculté, dans l’ancien bâtiment désaffecté de l’association pour les sciences.
Je visualise en un instant l’endroit. La faculté de droit et d’économie est répartie dans plusieurs bâtiments, qui étaient autrefois occupés par l’université des sciences. Leur état est en moyenne celui d’une décharge mal entretenue, mais un des complexes sort du lot : un vieux centre de congrès rempli d’amiante qui sert à toutes les soirées des jeunes désabusés.
― Il a été gentil avec moi et on est allé chez lui. Je l’ai quitté ce matin. Et je suis là.
― C’est tout ?
― Oui.
Elle a l’air sincère et me regarde avec ses yeux sombres d’un air de défi.
― Merci ma belle. Il n’y a pas beaucoup de Martin dans les universités de la ville.
Réalisant le sous-entendu dans ce que je viens de dire, elle s’écrie. Mais je suis déjà dans l’escalier.
Je sors dans la rue, la clope au bec et la flasque à la main, toujours torse nu. Quelques passants me regardent passer, noyés dans la brume de pollution.
Je l’entend qui pleure derrière moi. Puis ses cris sont étouffés par l’ambiance de la ville et la distance nous écrase comme de vulgaires insectes sur un monde minuscule perdu au milieu de milliards d’étoiles.
Comments by Mathieu Maender